Cet amour, cette rencontre, cette union, n’aura au final durée que quinze mois. Pourtant ce couple emblématique de la Révolution française, Elisabeth Duplay et Philippe Le bas aura marqué l’histoire, à la fois pour leur grande proximité avec Maximilien Robespierre, et la fidélité qu’ils lui auront témoignée.

Elisabeth Duplay et Philippe Le Bas

1) Une rencontre, un amour, en l’an II de la République

Cette rencontre, souvent évoquée dans la littérature, s’appuie sur ce fameux manuscrit de Mme Le Bas. Elle le rédigea à la demande de son fils à l’époque de son voyage en Grèce et en Asie Mineure en 1843-1844. Cette demande est insistante ; elle est matérialisée par plusieurs lettres dont nous reparlerons lorsque nous évoquerons l’expédition archéologique de 1843-1844 dans un autre article. Ce manuscrit a été exploité comme une source primordiale du vivant de Mme Le Bas par Michelet, Lamartine, Esquiros et Louis Blanc. Et, quelque temps plus tard, par C. Hamel et G. Lenotre déjà cité en introduction lorsqu’il évoque ses sources et le manuscrit d’Élisabeth Le Bas. Il écrit : « Ce précieux autographe appartient à M. Stéfane-Pol qui l’a publié intégralement dans un livre qui est un mémorial de la famille. »

1-a La recontre de Philippe Le Bas et Elisabeth Duplay.

Élisabeth fixe sa rencontre avec le Conventionnel, le 24 avril 1793, à la Convention même, où elle s’était rendue en compagnie de Charlotte Robespierre. « Ce fut le jour où Marat fut porté en triomphe que je vis mon bien-aimé Philippe Le Bas pour la première fois » et d’ajouter :
« Le Bas était venu me saluer, il resta longtemps près de nous et demandait qui j’étais. Charlotte lui dit que j’étais l’une des filles de l’hôte de son frère aîné. Il lui fit quelques questions sur ma famille, il demanda à Charlotte si nous venions souvent à l’assemblée et dit que, tel jour, il y aurait une séance bien intéressante. Il l’engagea beaucoup à venir. Charlotte demanda à ma bonne mère l’autorisation de m’y emmener avec elle. À cette époque, ma mère l’aimait beaucoup, elle n’avait pas encore à s’en plaindre. Ma mère était si bonne qu’elle ne lui refusait jamais rien de ce qui pouvait lui faire plaisir. Elle me permit de l’accompagner plusieurs fois. »
C’est ainsi qu’Élisabeth se rendit à plusieurs reprises à la Convention accompagnée de Charlotte Robespierre, jouant le rôle d’entremetteuse auprès de Le Bas. Un jour, elle y rencontre Le Bas qui est avec Augustin Robespierre. À une autre séance, il est question d’une bague ôtée de la main d’Élisabeth par Charlotte et montrée à Le Bas, lequel prête une lorgnette à Élisabeth. Le Bas s’éloigna et elles ne le revirent plus, ce qui causa une profonde gêne à Élisabeth, car ce dernier, tombé malade, ne revint plus immédiatement à la Convention. Remplie de mélancolie, Élisabeth se tourna alors vers Robespierre qui lui dit avec bonté : « Petite Élisabeth, regardez-moi comme votre meilleur ami, comme un bon frère ; je vous donnerai tous les conseils dont a besoin votre âge. » Toutefois, la santé d’Élisabeth déclina, peut-être à cause de l’éloignement de Le Bas. Aussi, ses parents l’envoyèrent à la campagne chez une amie, Mme Panis, à Chaville. Cette dernière prenait soin d’elle et l’emmenait se promener dans de beaux jardins. Élisabeth raconte ainsi cette anecdote :

1-b Une visite chez Danton.

Un jour entre autres, elle me mena à Sèvres dans une maison de campagne habitée par Danton. Je ne l’avais jamais vu ; mais grand Dieu ! qu’il était laid ! Nous le trouvâmes avec beaucoup de monde, se promenant dans le jardin. Il vint à nous et demanda qui j’étais à Mme Panis, qui lui répondit que j’étais l’une des filles de l’hôte de Robespierre. Il lui dit que j’étais souffrante, qu’il me faudrait un bon ami, que cela me rendrait la santé, il s’approcha de moi, voulut me prendre par la taille et m’embrasser. Je le repoussai avec force, quoique bien faible encore. J’étais bien jeune mais sa figure me fit tellement peur que je priais instamment Mme Panis de ne plus me ramener dans cette maison ; je lui dis que cet homme m’avait tenu des propos affreux, tels que je n’en avais jamais entendu .
Rentrée chez elle, Élisabeth raconte « que la figure affreuse de cet homme me poursuivait partout », elle ne put taire cette histoire à sa mère, malgré la demande de le faire de Mme Panis. Cependant, et toujours à propos de cet épisode, elle indique :
J’étais toujours bien triste ; notre bon ami Robespierre chercha tous les moyens de savoir ce que j’avais, me dit que cette tristesse n’était pas naturelle à mon âge, d’autant que j’avais toujours été gaie jusqu’alors. Que lui répondre ? Je ne pouvais me résoudre à lui expliquer le motif de ma tristesse !
En effet, « l’ami tendre et dévoué » de Danton, Maximilien Robespierre, n’aurait peut-être pas apprécié que l’on s’en prenne ainsi à sa petite protégée.

1-c Enfin Elisabeh Duplay revois Philippe Le Bas.

Élisabeth, après deux mois de séparation, en allant chercher des places aux Jacobins pour une séance au cours de laquelle Robespierre devait intervenir, tomba sur Le Bas :
Les jours où l’on devait l’entendre, il y avait toujours une si grande affluence que l’on était forcé de retenir des places à l’avance .
Quelles furent ma surprise et ma joie quand j’aperçu mon bien-aimé ! Son absence m’avait fait verser des larmes. Quel fut mon bonheur lorsque je le reconnus !
Dans un premier temps, Philippe chercha à l’éprouver en lui demandant si elle ne connaissait pas une femme très gaie aimant les plaisirs et ne désirant pas élever elle-même ses enfants. Élisabeth en fut offusquée et, s’en apercevant, Philippe se reprit, avoua qu’il avait voulu la tester et lui déclara immédiatement sa flamme :
C’est vous que je chéris depuis le jour où je (te) vis pour la première fois. Je l’ai donc trouvée celle que je cherchais tant ! Oui mon Élisabeth, si tu veux, je demanderai ce soir ta main à tes parents ; je les prierai de faire tout de suite notre bonheur .
Élisabeth raconte ensuite la demande en mariage de Philippe, en premier lieu à sa mère, qui se trouvait aux Jacobins et à qui il propose une promenade aux Tuileries. Mme Duplay est d’abord réticente car elle souhaite marier en premier ses deux filles aînées, encore célibataires, Éléonore et Victoire. Philippe insiste. Mme Duplay invoque l’heure tardive et la nécessité de s’entretenir de la chose avec son mari, et reporte donc sa réponse à Philippe au lendemain. Rentrée chez elle, Élisabeth écoute leur conversation à travers la cloison qui sépare sa chambre de celle de ses parents. Elle indique :
Mon père parut content ; mais ma mère tenait toujours à marier mes sœurs avant moi. Enfin, j’entendis mon père appeler notre bien bon ami : il était si bon que nous l’aimions plus qu’un frère. Mon père lui fit part du sujet de la conversation et lui dit : « Mon ami, c’est notre Élisabeth, notre étourdie, que M. Le Bas nous demande en mariage »
Je vous en félicite, répondit-il, tant mieux. Élisabeth sera heureuse ; mon cher ami ne balancez pas un instant : Le Bas est le plus digne des hommes, sous tous les rapports ; il est bon fils, bon ami, bon citoyen, homme de talent ; c’est un avocat distingué. Ce bon Maximilien paraissait heureux de me voir demandée en mariage par son compatriote, et insistait pour nous auprès de mes parents, il ajouta : « Cette union fera, je crois, le bonheur d’Élisabeth .
Après cette bénédiction de la future union par le « bon » Maximilien, les époux Duplay ne pouvaient plus y faire objection, et le lendemain, comme convenu, Le Bas vint s’enquérir de la décision. Élisabeth indique qu’une longue conversation s’établit entre son père et son fiancé, son « ami ». Discussion qui se termina ainsi par les mots de Duplay : « Allons, je veux faire le bonheur de ma fille, je vous la donne de tout cœur : c’est une bonne fille ; elle vous rendra heureux je l’espère. » ; et Robespierre d’ajouter : « Soyez heureuse, Babeth, vous étiez faits l’un pour l’autre. » Ils prirent ensuite un repas au cours duquel la famille de Le Bas est évoquée par Robespierre, qui la connaissait très bien, et qui ne tarit pas d’éloges à son endroit. Ils étaient vingt-et-un enfant mais n’étaient désormais plus que huit ; Mme Le Bas mère, quant à elle, était décédée à l’âge de cinquante ans.

1-d Tentative de sabotage du mariage par de Guffroy

Quelque temps après, Armand-Benoît-Joseph Guffroy, député du Pas-de-Calais comme Le Bas et Robespierre, libraire-imprimeur, tente de dissuader Le Bas de ce mariage en calomniant Élisabeth qui aurait, selon lui, eu des amants et serait peu instruite. Le Bas, attristé, fait état de cette conversation à Élisabeth, sans décliner l’identité du coupable, du moins dans un premier temps, car Élisabeth insiste tellement qu’il est contraint de la lui avouer.
Le Bas se rend alors chez son confrère Guffroy, et fait semblant de le croire. Ce faisant, Guffroy lui propose alors la main de sa propre fille, et Le Bas de lui répondre : « Guffroy, vous me voulez trop de bien, je vous remercie du mal que vous m’avez dit de Mlle Duplay, mais je ne veux être le père que mes œuvres. »
Élisabeth se confie alors à sa mère qui lui déclare qu’il faut parler à leur ami : « Il ne faut rien lui cacher, il connaît Philippe, et il nous dira s’il connaît le misérable qui a tenu ces odieux propos ; il faut éclairer cela ; il en va de ton honneur. »
Lors d’un dîner, toute cette histoire est évoquée à nouveau en présence, cette fois, de Robespierre. L’histoire est enfin évacuée, l’inimitié entre les Robespierre et leur confrère du Pas-de-Calais était déjà grande. Le mariage fut envisagé sous deux décades, et le menuisier Duplay proposa, pour les futurs mariés, une de ses maisons située rue de l’Arcade alors disponible.

1-e Le mariage est reporté.

Au moment où le mariage était programmé, Le Bas est envoyé en mission par le Comité de salut public ; il y est accompagné par son cousin Duquesnoy : « Je pus m’empêcher de dire à Robespierre qu’il nous faisait du mal. » Là, ce n’est plus son « bon ami » ou son « très bon frère », et Robespierre de lui répondre :
Ma bonne Élisabeth, la patrie avant tout lorsqu’elle est en danger ; ce départ est indispensable mon amie ; il faut du courage ; il reviendra bientôt ; sa présence est nécessaire où on l’envoie. Vous serez bien plus heureuse, vous, si patriote, de le voir revenir après qu’il aura rendu un si grand service à son pays.
Mais, Élisabeth écrit alors : « J’avais tellement de douleur que je ne voulais plus être patriote. »
Robespierre fait alors l’éloge de son futur mari, lequel accepte de retarder son mariage pour servir sa patrie. La première lettre de Le Bas à son épouse est datée du 4 août, elle est postée de Cambrai :
Nous sommes arrivés hier ici, ma chère Élisabeth, bien fatigués. Je crois que nous ne resterons pas très longtemps et nous nous hâterons d’aller du côté de Bergues. J’espère que mon séjour ne sera pas de longue durée. Tu ne dois pas douter de mon empressement à te rejoindre et à mettre le sceau à une union à laquelle j’attache le bonheur de ma vie. Surtout prends soin de ta santé. Mille amitiés à toute la famille ; dis à Robespierre que, tout en enrageant contre lui, je suis un de ses meilleurs amis. Je t’embrasse. Lebas .
Il lui écrit également le 6 août, puis le 9 de Cassel et indique :
Cela fait bientôt huit jours que je suis loin de toi, mon Élisabeth. Tu as sûrement reçu les lettres que je t’ai écrite, et moi tu m’as laissé dans l’oubli ? Tous les jours, j’espère une lettre de toi ; tous les jours jusqu’à présent mon attente a été trompée. N’être pas avec toi, ne pas recevoir de tes nouvelles est une situation que je ne puis supporter. Je suis accablé d’affaires. Il fallait, j’en conviens, dans ce pays des commissaires vrais patriotes. Nous avons fait arrêter deux généraux, Omoran et Richardot. Nous envoyons des officiers au tribunal révolutionnaire, et nous ne cessons de prendre, tous les jours, les mesures de prudence et de sévérité que recommandent les circonstances. Mais un député aussi ferme que moi, secondé par Duquesnoy qui, pour une pareille mission, a un talent que je ne lui connaissais pas, aurait parfaitement rempli le but que propose Robespierre ; et moi en rentrant à Paris, tous les services dont je suis capable, je jouirai du bonheur d’être avec toi ma chère… Nous serions unis maintenant. Dis à Robespierre que ma santé ne peut se prêter longtemps au dur métier que je fais ici, dis-lui que plusieurs de mes collègues sont autant et plus en état que moi de s’acquitter des devoirs que j’y remplis. Deux de mes frères sont arrivés aujourd’hui ; c’est une petite consolation. Mon père doit m’écrire incessamment, et je suis persuadé que je l’emmènerai avec moi à Paris. Écris-moi donc ma chère Élisabeth, tous les jours tu me l’as promis. Souffrirais-tu de t’acquitter de cette promesse ? Ah ! s’il était possible ! Mais non, tu n’as pas cessé de m’aimer, comme je n’ai pas cessé, comme je ne cesserai jamais d’être ton tendre et fidèle ami. Lebas
Le 15 août, Le Bas est à Arras et reçoit enfin deux lettres d’Élisabeth et, elle-même se plaint de la trop courte lettre reçue, celle de Cambrai citée plus haut ; elle n’a pas encore reçu les suivantes. Cela semble pourtant conforme au délai du courrier de l’époque. Nos jeunes tourtereaux sont trop impatients. De son côté, Élisabeth, dans son manuscrit, confirme cet échange de lettres et les demandes que lui fait Lebas d’intervenir auprès de Robespierre pour le faire rentrer : « Je fis tant d’instances auprès de Robespierre, je l’obsédais si souvent que ce bon ami fit revenir mon Philippe, qui m’écrivit de prier nos parents de tenir tout prêt pour le moment de son retour. »

1-f Le mariage d’Elisabeth Duplay et Philippe Le Bas.

Ils furent mariés le 26 août 1793. La séparation de nos deux fiancés aura donc duré moins d’un mois.
Dans son manuscrit, Élisabeth indique qu’ils furent mariés par Lebert . A-t-elle fait une faute d’orthographe, laquelle est reproduite par Stéfane-Pol ? Ou s’agit-il d’une coquille d’impression ? Le même Stéfane-Pol, dans son ouvrage (dans lequel sont édités les Mémoires), commentant la correspondance du représentant du peuple indique :
L’acte de mariage porte qu’il fut célébré à la Commune en présence de Jacques-Louis David, 43 ans, député, demeurant au Louvre ; Jacques-René Hébert, substitut du procureur de la Commune, rue Neuve de l’Égalité. Témoins des époux : Maximilien Robespierre, député rue Saint-Honoré, section des Piques ; J.-Pierre Vaugeois, 61 ans, menuisier, oncle de l’épouse. Ce document est signé : Le Bas, Élisabeth Duplay, Hébert, David, Vaugeois .
On peut supposer que le Lebert d’Élisabeth n’est autre que Jacques-René Hébert qui aura joué le rôle d’officier d’État-civil, ce que n’indique pas de façon formelle l’acte présenté par Stéfane-Pol. Est également soulignée la présence du célèbre peintre Jacques-Louis David, ami de Robespierre et probablement aussi de Lebas.
Deux semaines après ce mariage, Lebas, le 14 septembre, est nommé membre du Comité de sûreté générale. Il sera, avec Jacques-Louis David, le seul soutien de Robespierre au sein de ce Comité dominé par Vadier.

 

2) Du mariage à thermidor

2-a Première mission aux armées du Rhin.

Le 17 octobre, il est détaché, par le Comité de salut public, aux armées du Rhin en même temps que Saint-Just. Décision confirmée par la Convention le 22 octobre. La première lettre de Le Bas à son épouse est datée de Strasbourg, du 4e jour du deuxième mois (de l’an II) de la République, soit le 25 octobre 1793.
Ainsi commence cette nouvelle mission, la première d’une série, de Le Bas en binôme avec Saint-Just. Ces missions n’auront, à chaque fois, qu’une durée relativement courte en comparaison avec celles d’autres députés. Ainsi, Michel Biard cite les cas d’Albitte et de Bo dont les missions dureront respectivement dix-sept et dix-huit mois . Voilà ce qu’écrit son fils en 1837 :
Robespierre, qui connaissait la modération et la sagesse de son ami, l’avait associé à Saint-Just, pour qu’il tempérât par une prudente opposition, l’ardeur et la sévérité de son collègue.
Afin de préciser cette affirmation, Le Bas fils donne un exemple :
Deschamps, soldat du 7e régiment de cavalerie, avait perdu son cheval dans un engagement où il avait sauvé la vie de son général Meyer. Suivant l’usage, il devait être renvoyé au dépôt pour y être remonté ; mais le brave cavalier qui ne voulait pas rester un seul jour sans combattre pour la patrie, refusa formellement de quitter son corps, et réclama auprès des représentants du peuple. Saint-Just, qui sentait le besoin de maintenir la discipline, trop souvent compromise, approuva la mesure prise par le colonel, et remit à Deschamps un ordre écrit de sa main qui lui enjoignit de se désister de ses prétentions et de se rendre au dépôt. Alors le jeune soldat oubliant le respect qu’il devait à la magistrature suprême, s’emporta en invectives et déchira l’ordre qu’il venait de recevoir. Saint-Just, irrité à bon droit, voulut qu’il soit sur-le-champ fusillé ; mais Lebas qui se trouvait là calma son irritation en lui faisant remarquer que la faute de Deschamps venait d’un excès de zèle et de patriotisme, et qu’un pareil dévouement méritait une récompense plutôt qu’une punition. Saint-Just céda. Deschamps resta auprès de son corps, et Lebas lui frappant sur l’épaule, lui dit : « Va, puisse la République compter beaucoup de soldats comme toi. »
Concernant cette mission à Strasbourg, Philippe Le Bas fils écrit :
« Répétons seulement à la gloire des deux amis que ces actes, nécessités par les dangers de la patrie ne furent accompagnés par aucune effusion de sang. La reprise des lignes de Wissembourg, le déblocus de Landau, tel était le seul but de cette mission, et qu’il fut atteint. Les deux représentants, unis de principe, et constamment d’accord sur tout ce qui pouvait assurer le triomphe de la République contribuèrent puissamment, quoi qu’en aient pu dire certains écrivains militaires, au succès de nos armées que plus d’une fois, ils guidèrent eux-mêmes à la victoire . »
Le Bas échange avec son épouse plusieurs lettres pendant cette mission ; la première est datée du 25 octobre et la dernière, juste avant le retour des deux envoyés en mission, du 28 novembre 1793. Le Bas, dans cette dernière lettre, évoque son compagnon et l’amitié croissante qui s’installe entre les deux hommes. Il écrit :
« C’est un excellent homme, je l’aime et je l’estime de plus en plus tous les jours, la République n’a pas plus ardent et plus intelligent défenseur. L’accord le plus parfait, la plus constante harmonie a régné parmi nous. Ce qui me le rend encore plus cher, c’est qu’il me parle souvent de toi et qu’il me console autant qu’il peut (…) »

2-b Elisabeth accompagne son mari et saint-just aux armées du Rhin pour la deuxième mission.

De retour à Paris, son séjour est bref. Élisabeth indique dans son manuscrit : « Il fallut encore partir et se rendre à l’armée du Rhin pour faire lever le blocus de Landau. » Et elle ajoute :
« Notre ami ne voyait que trop combien que j’étais affligée à l’idée d’être séparée de mon mari. Enfin notre bon ami Robespierre parla à Saint-Just pour l’engager à me laisser partir avec eux, ainsi que ma belle-sœur Henriette. Il y consentit, mais avec des conditions : il nous fit promettre de ne voir personne de la ville où nous allions nous rendre (…) »
Henriette, la jeune sœur de Le Bas, n’avait que 18 ans. Philippe l’avait fait venir pour tenir compagnie à son épouse pendant ses absences répétées, l’aider et l’assister pendant sa grossesse.
Le 10 décembre 1793, c’est le départ vers Saverne (au nord de Strasbourg). Ils sont quatre : le jeune couple Lebas ainsi que Saint-Just et Henriette, un autre couple en devenir. Élisabeth souligne dans son manuscrit le côté chevaleresque de Saint-Just, très précautionneux à son égard, au vu de son état de femme enceinte. En effet, Élisabeth en est déjà à trois mois de grossesse. Elle déclare : « Il fut si bon et si attentif pour ma belle-sœur et pour moi, que la route ne nous parut pas longue. Mon bien-aimé fut très sensible à toutes ses bontés, et lui marqua toute sa reconnaissance. »
C’était la première fois qu’Élisabeth quittait Paris ; tout fut pour elle source d’émerveillement. Pour passer le temps, « ces Messieurs lisaient des pièces de Molière ou quelques passages de Rabelais, et chantaient des airs italiens » . Le seul moment pénible fut, pour Élisabeth, le passage des gorges de Saverne, où la route devint étroite, sinueuse et chaotique. Enfin, ils arrivèrent à Saverne où ils furent logés dans un appartement du quartier général. Des consignes strictes furent adressées aux deux jeunes femmes de la part de Saint-Just : « Être prudentes, se conduire avec beaucoup de circonspection… » pour ne pas être renvoyées à Paris. Les deux jeunes femmes furent placées sous les bons auspices du maire de Saverne, que nos deux députés connaissaient déjà. Ce dernier leur « choisit lui-même une charmante petite bonne », mais qui ne parlait que l’allemand ; néanmoins, ils s’attachèrent mutuellement, au point qu’Élisabeth voulut la ramener avec eux à Paris, au moment du retour. Mais Lebas s’y opposa, trouvant Paris trop dangereux pour une si jolie étrangère qui ne parlait pas le français. C’est là que s’arrête le récit d’Élisabeth pour ne reprendre que quelques jours avant thermidor, du moins dans la reproduction qu’en fait Stéfane-Pol.

2-c L’armée du nord.

La période qui va de janvier à juin 1794 nous est connue par la correspondance de Lebas à sa femme et par une note que leur fils a insérée, en 1837, à la demande de Buchez et Roux. Lebas et son épouse ne restent que vingt jours à Paris. Lebas et Saint-Just sont, en effet, envoyés à l’armée de Sambre-et-Meuse. Ils passent à Frévent à la maison familiale des Lebas, pour y déposer Élisabeth et Henriette. Une nouvelle correspondance s’établit, mais la séparation ne dure qu’une dizaine de jours, et le séjour à Frévent d’Élisabeth lui aura permis de faire la connaissance des très nombreux membres de sa belle-famille ; celle-ci fut chargée par Philippe de veiller sur son épouse. Ils sont de retour à Paris, le 15 février, et Lebas y reste quelques temps avant de repartir en mission du 29 avril au 29 mai. C’est à cette période qu’une petite distance s’installe entre Lebas et Saint-Just, en lien avec une légère brouille de ce dernier avec Henriette. Ceci pour une broutille. Saint-Just n’aurait pas supporté de voir fumer Henriette. Voici ce qu’en dira Philippe Le Bas fils :
« Avril et mai 1794 virent Saint-Just et Lebas à l’armée du Nord, où ils préparèrent efficacement le succès de la bataille de Fleurus, à laquelle seul Saint-Just assista. À cette époque, une légère mésintelligence troubla quelques temps les relations intimes des deux collègues, mais ne nuisit en rien à l’accomplissement de leurs devoirs publics. Saint-Just recherchait la main d’Henriette Lebas, et toute la famille désirait cette union ; mais pour le motif le plus futile, la brouille se mit entre les deux fiancés, et Saint-Just prit la chose très au sérieux, comme pouvait le faire un cœur de vingt-quatre ans, et fit retomber sur son collègue le mécontentement qu’il éprouva. Lebas souffrit beaucoup de ce refroidissement qui, comme on le voit, n’avait pas une cause bien grave, et la peine qu’il ressentit se manifeste dans les lettres fréquentes qu’il adressa à sa femme dans le courant du mois de floréal an II » .
Dans une lettre adressée depuis Noyon à sa femme, le 13 floréal an II, Lebas évoque cette brouille en creux et cherche du renfort auprès de sa sœur aînée, Florence, pour venir voir et soutenir les deux jeunes femmes à Paris. Au sujet de cette brouille, Lebas écrit :
(…) Peut-être ma bonne amie, te reverrais-je avant les couches. Tout me dit que nous serons heureux, et qu’un joli enfant te dédommagera de ta souffrance… Recommande à Henriette de ne plus être si triste ; mais il est possible qu’une voix plus puissante que la mienne ait parlé. Tant mieux ! Mille amitiés à toute la famille, et à notre bon frère Robespierre. Je t’embrasse de tout mon cœur. Lebas .
Lebas commence à donner aussi « du bon Robespierre », lequel a donc dû intervenir auprès de Saint-Just au sujet de cette brouille.
Lors de cette mission, le jeune Jacques Duplay, frère cadet d’Élisabeth, qui n’a alors que seize ans, a accompagné son beau-frère. Lebas l’évoque dans plusieurs lettres, notamment dans celle datée du 27 floréal an II : « Duplay est fatigué. La vie que nous menons ici diffère un peu de la vie douce qu’il mène à Paris. » Dans cette même lettre, Lebas évoque sa relation personnelle avec Saint-Just qui s’est à nouveau dégradée, et rappelle l’engagement fait à son ami Lanne de le faire témoin dans l’acte d’état civil de leur enfant. Il déplore en effet que :
Je n’ai avec Saint-Just aucune conversation qui ait pour objet mes affections domestiques ou les siennes. Je suis seul avec mon cœur. Embrasse Henriette pour moi. Schillichen me caresse beaucoup et je le lui rends bien. Adieu ma chère femme, ton ami pour la vie t’embrasse .
La lettre de Lebas du 28 floréal est encore plus explicite. Il évoque un courrier reçu le jour même émanant d’Henriette et adressé, tant à lui-même qu’à Saint-Just. C’est Saint-Just qui la lit en premier ; sans mot dire, il la donne à Lebas en lui disant que cette lettre est destinée à lui seul. Saint-Just semble encore bouder dans la lettre qu’adresse Lebas à sa femme le 3 prairial : « La personne que tu sais, est toujours de même. »
C’était la dernière lettre de Lebas à sa femme. Il repasse à Frévent où il la retrouve et rentrent ensemble à Paris. Lebas est alors nommé, tout comme Jean-Pascal Charles de Peyssard, le 2 juin 1794, commissaire chargé de la surveillance de l’École de Mars, la toute nouvelle école militaire créée le même jour par décret de la Convention.

 

3) Thermidor

Philippe Le Bas fils poursuit cette présentation de la correspondance de son père :
Quinze jours plus tard, la naissance d’un fils vint mettre le comble à son bonheur, mais ce bonheur devait être de courte durée ; déjà commençait l’orage qui allait enlever à la République les seuls hommes qui lui fussent sincèrement dévoués. Lebas, presque toujours aux armées, n’avait qu’à de bien rares intervalles pris part aux séances de la Convention et il s’était concilié l’affection de ses collègues par la fermeté de son caractère et la douceur de ses mœurs. Aussi, n’avait-il pas été enveloppé d’abord dans la proscription de Robespierre. Mais quand Robespierre eut été mis hors-la-loi, il s’élança à la tribune et prononça cette phrase mémorable .
Puis, il cite son père : « Je ne partagerai pas l’infamie de ce décret, je demande aussi la mise hors-la-loi contre moi. »
Le Bas fils poursuit :
Un grand nombre de ses collègues s’efforcèrent d’étouffer sa voix ; la moindre rétractation pouvait le sauver : il persista. Arrêté avec Robespierre, Saint-Just, Couthon, etc., il fut conduit à la force. Mais bientôt, le peuple les délivra et les porta en triomphe à l’Hôtel-de-Ville. Là, Lebas et Saint-Just pressèrent Maximilien de profiter des offres des canonniers de Paris et de marcher sur la Convention dont il serait facile de triompher et il cite Robespierre : « Je ne veux pas donner l’exemple d’un nouveau Cromwell, nous ne sommes rien que par le peuple, et nous ne pouvons pas porter atteinte à la représentation nationale .
Et Le Bas fils de poursuivre son commentaire :
Il ne restait plus qu’à mourir. Lebas auquel des amis avaient fait passer un déguisement et deux pistolets, saisit l’une de ces armes et présenta l’autre à Maximilien qui n’hésita pas un instant. Malheureusement le coup mal dirigé ne lui ôta pas la vie, la main de Lebas avait été plus sûre. La veille de sa mort, Lebas se promenait avec sa femme au jardin de Marbeuf . Et Le Bas cite son père : « Nous allons mourir, lui dit-il, mais garde-toi d’inspirer à mon fils des sentiments de vengeance, qu’il n’apprenne de sa mère qu’à aimer la patrie. »
Mais revenons au récit d’Élisabeth qui reprend justement au jardin de Marbeuf. Elle évoque une promenade qu’elle situe quatre ou cinq jours avant le 9 thermidor. Elle cite les propos de son mari : « Si ce n’était pas un crime, je te brûlerais la cervelle et me tuerais ; au moins… mourrions-nous ensemble… Mais non ! Il y a ce pauvre enfant ! » Philippe Le Bas fils, dans son Dictionnaire, évoque également que son père « prévoyait le sort qui était réservé à ses amis et à lui. » Je ne relate pas ici la toute dernière rencontre du 9 thermidor d’Élisabeth et son mari, déjà évoquée en introduction. À son issue, sur les conseils de son mari, Élisabeth rentre chez elle avec sa jeune belle-sœur Henriette. Élisabeth déclare dans son récit :
Je rentrais chez nous éperdue, presque folle. Jugez de ce que j’éprouvais lorsque notre cher enfant me tendit ses petits bras, il y avait cinq semaines seulement que j’étais accouchée ; la force et la raison m’abandonnaient ; du 9 au 11, je restais sur le parquet ; je n’avais plus de forces ni de connaissance ; je ne me couchais pas. Grand Dieu ! on ne meurt pas de douleur .
Quand on vint l’arrêter, elle laissa partir sa jeune belle-sœur Henriette qui, elle, visiblement, n’était pas encore inquiétée, et de façon à la soustraire aux pressions que l’on pouvait faire subir à une si jeune et jolie femme. C’est la sœur aînée, Éléonore, qui prit la relève. Elle non plus n’avait pas été inquiétée. Elle vint volontairement se faire incarcérer pour porter secours à sa sœur. Les conditions de détention d’Élisabeth Le Bas et de son fils sont effroyables. Elle résista à des sollicitations de sortie de prison en échange de son remariage. Sa réponse aux messagers de cette requête fut : « Allez dire à ces monstres que la veuve Le Bas ne quittera son nom sacré que sur l’échafaud. ».
Les Archives nationales conservent dans la série W (juridiction extraordinaire), un dossier sur les Duplay, à la cote W//79 dite « Affaire de thermidor ». Dans ce dossier, nous trouvons l’acte d’arrestation d’Élisabeth daté du 13 thermidor. Cet acte émane du Comité de surveillance révolutionnaire de la section des Piques, à la demande du Comité de sûreté générale, dont voici un extrait : « (…) Arrêté que la veuve Lebas sera mise sur le champ en arrestation à la maison dite de la Petite Force, la perquisition sera faite de ses papiers, et ceux qui seront trouvés suspects seront apportés au comité. »
Dans ce dossier d’archives, nous trouvons cette lettre poignante, non datée, d’Élisabeth :

« Aux citoyens membres composant le Comité de sûreté générale Fille d’un artisan, âgée de 22 ans, veuve comme vous le savez, mère d’un enfant de deux mois que je nourris dans une maison de détention, pourriez-vous ne  pas ouvrir vos cœurs à l’infortune. Je suis malade, mon enfant a la petite vérole volante, il est bien souffrant. Étant sans fortune, je vous demande à être transférée et gardée même à vue dans mon appartement pour donner les secours nécessaires à mon enfant jusqu’à ce que la justice nationale ait décidé sur mon sort.Au nom de l’humanité, à celui de la nature, écoutez et faites droit aux justes réclamations d’une malheureuse mère qui est dans une affreuse position et qui n’a eu d’autre tort que celui d’être bonne fille, tendre épouse et bonne mère.

Salut et fraternité, Élisabeth Lebas »

Dans ce même dossier, se trouve le rapport d’un auxiliaire de justice daté du 22 fructidor an II (8 septembre 1794). Ce rapport est établi à la suite de la visite qu’il a faite à Élisabeth Duplay à la prison de Talaru. Il vient constater ses allégations et son état de santé. Il écrit :
Nous lui avons trouvé le pouls faible, se plaignant de sentir ses forces s’épuiser attribuant à l’allaitement qu’elle fait de son enfant âgé de deux mois et demi, et des efforts d’exercice qu’elle ne peut se procurer ainsi que tous les autres secours que lui demande son état de nourrice. D’après sa déclaration, elle aurait besoin d’avoir tous les secours qu’elle a droit d’attendre de son état de souffrance. Délivré le 22 fructidor de l’an II de la République une et indivisible.
Le 18 frimaire an III, soit le 8 novembre 1794, Élisabeth est enfin libérée. Elle sera restée 100 jours en prison. Un troisième document de la même cote aux Archives nationales précise : « Du 18 frimaire le Comité arrête que la veuve Lebas détenue comme suspect sera mise en liberté et les scellés levés. Bourbon, Réverchon, Legendre, Lomont, Méaulle… »
On est donc loin des cinq mois souvent cités. Philippe, son fils, dans son Dictionnaire, indique même près d’un an. Élisabeth, de son côté, évoque une durée de huit mois :
Oui j’étais malheureuse à la sortie de la prison où je suis restée huit mois… Je me trouvais seule, sans ressources ; toute ma famille dans les fers… Vous vous trompez pour mon père : il ne fut pas condamné à mort comme vous le dites, il fut acquitté par le tribunal révolutionnaire. Ma pauvre mère fut étranglée par des monstres atroces. Mon père et ma mère étaient incarcérés au Plessis rue Saint-Jacques…
À sa sortie de prison, le jeune Philippe est âgé de quatre mois et demi. À ce moment, un ami d’Élisabeth, la voyant démunie, lui conseilla de réclamer le solde du traitement de son mari décédé. Comme elle tardait à le faire, son ami fit les démarches à sa place et à son insu. Convoquée au Comité des secours, dirigé alors par Rovère , elle évoque son refus catégorique de recevoir une aide :
Je me fis une large piqûre et j’écrivis avec mon sang au président Rovert (sic) que si l’on avait réclamé ce qui est dû à mon mari, je ne demandais pas secours de ses assassins ; je signais « Veuve Le Bas »
Ce fait faillit la faire retourner en prison, sans l’intervention de son ami arrivé à ce moment-là dans le bureau.
Élisabeth s’emploie alors, avec ses sœurs, par l’envoi de lettres, à tenter de faire libérer leur père et leur jeune frère. Maurice Duplay fut l’un des co-accusés dans le procès intenté contre les anciens jurés du tribunal révolutionnaire. Il est acquitté le 17 floréal an III (6 mai 1795).ngs.