Jules Simon se souvient.

Ce texte ci-dessous est de Jules Simon, il est issu de ses mémoires « Première Années » publié chez Ernest-Flammarion en 1901. Les titres et les-sous-titres ont été rajouté pour la réalisation de l’article.

Récit de Jules Simon.

 

La famille Le Bas

C’est par un universitaire que je fus introduit dans le monde républicain. M. Philippe Le Bas, mon professeur d’histoire à l’école normale, m’accueillit chez lui, et me fit accueillir dans quelques familles restées fidèles aux souvenir de 1793 . C’était le fils du Conventionnel Le Bas, ami et disciple de Robespierre. Il était fier de la renommée de son père, On raconte même qu’avant d’être membre de l’Institut, il se faisait annoncer dans les salons sous ce titre « M. Philippe Le Bas, fils du Conventionnel ». J’avais désiré voir de près des survivants de la Révolution ; mon succès dépassait mes espérances, puisque je me trouvais transporté d’emblée dans le monde de Robespierre. J’étais un jeune débutant qui aurait voulu goûter un vin généreux, et à qui on aurait versé abondement de l’alcool. J’avais assez de fermeté pour m’accommoder à peu près des Girondins, mais je fus sur le point de perdre l’esprit en me trouvant au milieu des amis de Robespierre. La veuve du Conventionnel Le Bas qui accoucha, quelques semaines après, de celui qui devait être mon professeur, était une des filles du menuisier Duplay . Cette famille Duplay était devenue la famille de Robespierre. Il y demeurait ; il était, quand il mourut, fiancé de Mademoiselle Éléonore, la sœur de Mme Le Bas. La fiancée prit le deuil de Robespierre, et le porta jusqu’à sa mort. Toute la famille était étroitement unie, et le souvenir du grand mort ne contribuait pas peu à cette union. Le Comité de salut public, universellement condamné et maudit, avait encore quelques amis dans ce coin du monde ; et pour ces survivants, pour ces persistants, la famille Le Bas, était l’objet d’un respect particulier. Du reste le menuisier Duplay avait donné à ses filles une éducation excellente. Ce menuisier était entrepreneur de menuiserie ; il remplit quelque temps les fonctions de juge au Tribunal révolutionnaire. Son petit-fils, celui qui fut mon maître à l’École normale, était l’homme le plus doux et le plus bienveillant du monde. Quand il n’avait plus à s’expliquer sur son père et les amis terribles de son père, il parlait et agissait en homme cultivé, ami de la paix, et préoccupé, par-dessus tout, de ses recherches d’érudition. Il avait été précepteur d’un prince. Il est vrai que ce prince était le prince Louis-Napoléon, celui-là même qui, contre toute attente, devint Empereur des Français. L’avènement de son élève au rang suprême ne changeât rien ni aux idées de Philippe Le Bas, ni à sa conduite, ni à son langage, ni à sa vie. Il resta jusqu’à la fin, tel que je l’avais connu en 1834, M. Philippe Le Bas, fils du Conventionnel.

Charlotte Robespierre

On savait parmi les familiers de M. Le Bas, que je ne connaissais personne à Paris ; et c’était pour eux une raison de m’inviter à dîner, ou à déjeuner le dimanche . Je fus invité une fois avec des formes solennelles et mystérieuses qui me donnèrent lieu à penser que j’allais assister à quelque événement d’importance. J’arrivais à l’heure dite. Il y avait quelques convives, tous des républicains avérés et rédacteur de journaux du parti . Près d’une heure s’écoula : la personne qui avait donné lieu à cette réunion se faisait attendre. Je pense que tout le monde excepté moi était dans le secret ; j’étais trop timide pour faire une question. Enfin un grand mouvement se produisit, la famille se porta tout entière dans l’antichambre pour rendre la réception plus solennelle, nous nous rangeâmes autour de la porte, pendant qu’à côté de nous on échangeait des propos de bienvenue. On n’annonçait pas dans cette modeste maison. Je vis entrer une femme âgée qui marchait péniblement et qui donnait le bras à la maîtresse de maison. Elle était venue seule. On la salua très profondément, elle a répondu à ce salut en reine qui veut être aimable à ses sujets. C’était une femme très maigre, très droite dans sa petite taille, vêtue à l’antique avec une propreté toute puritaine. Elle portait le costume du directoire, mais sans dentelles ni ornements. J’eus sur le champ, comme une intuition, que je voyais la sœur de Robespierre. Elle se mit à table, où elle occupa naturellement la place d’honneur. Je ne cessais de l’observer pendant tout le repas. Elle me parut grave, triste, sans austérité cependant, un peu hautaine quoique polie, particulièrement bienveillante pour M. Le Bas, qui la comblait d’égards ou, pour mieux dire, de respects. Quand la conversation devint générale, elle prit peu de part ; mais écouta tout avec politesse et attention. S’il lui arrivait de dire un mot, tout le monde se taisait à l’instant. Je me disais qu’on aurait mieux traité une souveraine. Le nom de Robespierre ne fut même pas prononcé. Au fond, c’est à lui que tout le monde pensait, et c’est de lui qu’on parlait sans le nommer. C’était l’habitude dans les familles dévouées. […]
Mlle Robespierre avait soixante-quatorze ans lorsque je la vis. Je savais qu’elle avait passionnément aimé ses deux frères et que quand Maximilien s’était installé chez les Duplay, elle s’était montrée irritée et jalouse. Elle faisait à ces nouveaux amis un crime de leur amitié. Elle avait été jusqu’à prétendre qu’Éléonore avait employé la ruse pour se faire épouser elle vécut loin d’eux après la catastrophe. […] Sans doute, elle avait voulu, aux approches de la mort oublier son ancienne rancune. Elle s’était souvenue avec attendrissement d’une femme vénérable qui avait failli être la sœur de son frère. Elle avait voulu se rapprocher un moment de cet homme déjà célèbre, dont le père avait été le plus fidèle ami de Maximilien .

Jules Simon

Jules Simon (1814-1896), est à la fois un universitaire, professeur de Philosophie à l’Ecole Normale Supérieur et à la Sorbonne, et un homme politique, député dés la Constituante de 1848, il s’exile sous le Second Empire. De retour en France en 1863, il redevient député et est ministre de l’instruction publique en 1870. En 1875 il devient sénateur à vie et entre à l’Académie Française. En 1876 il est président du conseil et en même temps ministre de l’intérieur. Concernant son positionnement politique il le défini lui-même ainsi ; « profondément républicain et résolument conservateur ».